PERSONAL WORK

 

Julien Mignot est représenté par la Galerie Esther Woerdehoff (Genève et Paris), pour la série Today, Time is close (2022), Temps présent (2023) et Before the Night is Over et par la Galerie Intervalle (Paris), pour les séries 96 Months et Screenlove.

Temps Présent

« L'être vivant, l'être qui respire, est le site où l'immersion atmosphérique se transforme en un maillage de lignes qui prolifèrent comme, dans la forge, le mouvement de pompe des soufflets convertit le minéral solide en métal fluide ; ou l'air gonfle les poumons du laboureur qui se transforment en sillons dans la terre ; ou le vent qui devient le sillage du voilier; ou la lumière du soleil qui se convertit en tiges et racines de plante. C'est dans cette transformation que réside la relation entre les lignes et l'atmosphère, une relation qui est, je crois, fondamentale à toute vie animée. »

Tim Ingold, Une brève histoire des lignes.

La photographie est par essence instantanée. Que se passe-t-il lorsqu'on l'ampute sciemment de sa fonction de figer le réel ? C'est ce que j'ai découvert en voulant scruter de près cette ligne d'horizon qui n'a de cesse de s'échapper, en tournant volontairement le dos aux paysages normands. C'est la mémoire du temps qui réside dans ses images. Elle s'installe tout au long de la journée, petit à petit, elle s'alite doucement en traversant la chambre photographique et recueille la somme de tout ce qui a existé.

Mais cette somme n'est lisible qu'en tant que telle, on ne peut plus lui dissocier les instants qui la composent. Comme nous ne sommes pas hypermnésiques, nous ne nous rappelons pas non plus tous les détails qui constituent notre journée. Pour ne pas sombrer dans la folie, nous nous souvenons des instants les plus marquants et d'une vague idée de l'ensemble de ceci et de tous les autres que nous avons déjà oubliés. De la même manière, photographier un même cadre du levier au coucher du soleil en une seule image, dépouillée de tout élément figuratif, en donnant à chaque instant la même importance, fini par lisser tous les détails. Un bateau au large, une éclaircie, des vagues presque redondantes, un nuage fécond, les 1800 nageurs du triathlon, une ondée, des gloires, un coucher de soleil merveilleux, le froid, tout sera effacé par le temps. Mais l'image finale aurait été différente si ces éléments n'avaient pas laissé leurs empreintes sur le film. Je ne prétends pas enregistrer une couleur somatique conforme aux éléments. Chaque photographie devient ainsi la mémoire unique du jour unique qui vient de s'achever.

 

 

Today, Time is close

 
 
 

Could photography do better than painting? The difference, after all, is that the photographer paints not with colours but with light itself. Could there be a way of capturing this light in such a way that, as in the sky, it is not bound to a surface but suffuses an entire volume? In a section of his Modern Painters of 1843, entitled ‘Of the truth of skies’, the critic John Ruskin has this to say of the sky: ‘It is not flat dead colour, but a deep, quivering, transparent body of penetrable air, in which you trace or imagine short falling spots of deceiving light, and dim shades, faint veiled vestiges of dark vapour’. Is it not precisely this ‘trembling transparency’, as Ruskin calls it, that the application of Fresson technique, in these photographs by Julien Mignot, reveals to us? The technique gives the prints a glaze that seems to lift them from the surface. There could be no better proof that the sky is not an empty void, waiting to be filled, but fullness itself, in all its infinite variation.

Tim Ingold, April 2023

 

Before The Night is Over

"Des trains à travers la plaine." Les images de Julien Mignot évoquent quelque chose de ces mots que chantait Alain Bashung, à la façon d'un point de vue : comme si le monde était saisi de quelque chose de mouvant et qui laisse passer une lumière de l'instant déjà traversé, déjà reparti, et dont demeure le souvenir. Souviens-toi de m'oublier? Semblent, comme dirait l'autre, murmurer ces photos. Elles sont de fait le fruit de moments d'oubli, qui existent entre les prises de vue des travaux ou commandes. Elles sont des interstices, des déliés qui laissent filtrer un fragment de vie au moment où il n'y a rien à faire, que prendre un traverser, parcourir une plaine, se souvenir d'oublier, mais garder à l?esprit la matière de la lueur, à travers les arbres, les corps, les désirs traversés.

Joseph Ghosn

Before The Night is Over" s'inscrit dans la veine de la série "96 Months", dans laquelle Julien Mignot réalise un journal intime en retenant une image et un morceau de sa playlist sur 8 ans entre 2009 et 2016. Voir en image et en musique reste un mode de vie pour l'artiste qui continue à collectionner ces instants au gré de ses mouvements. Comme pour "96 Months", l'artiste confie les extraits choisis de ce puzzle intime à l'atelier Fresson, dépositaire de la technique du tirage au charbon mise au point par Théodore-Henri Fresson en 1899. L'émulsion chimique du papier "Charbon-Satin" conserve depuis cette date tout son mystère. Ce qui séduit Julien Mignot, outre la beauté inimitable de ces épreuves, c'est de laisser la famille Fresson réinterpréter son travail. Le photographe ne peut pas contrôler le tirage, le procédé de développement est tenu secret, il ne peut pas assister à toutes les étapes de sa réalisation. L'artiste lâche prise, il confie son souvenir et le redécouvre, éloigné de l'instant décisif. Le piqué de la photographie a disparu, écrasé sous la superposition des couches de pigments. L'épreuve au charbon nous renvoie à l'époque de la photogtaphie pictorialiste (1890-1914), inscrivant ce travail intime dans la mémoire. Julien Mignot, lui-même collectionneur et fin observateur de la scène contemporaine rend ainsi hommage aux premiers temps de la photographie.


Screenlove

 

"Ma mère était concierge, et nous occupions le logement de fonction sous les toits de la mairie de Beaumont. Pour voir dehors, il fallait monter des marches : les grandes ouvertures donnaient beaucoup de lumière et cadraient le ciel au cordeau. Il fallait d’abord grandir pour voir. Je passais mon temps, la nuit, à regarder l’immeuble d’en face. Je me souviens attendre l’accident, mais cet échantillon de France était désespérément plus sage que mes vœux de voyeur adolescent.

La genèse de Screenlove était déjà derrière ma paire de jumelles. Je me suis demandé à quoi pouvait bien correspondre la version updatée de ce passif de voyeur, qu’étaient devenus cette fenêtre, lumière allumée, sans rideau qui passionnait mon adolescence ? L’équivalent en webcams se trouvent chez accrocs du live porno. Les exhibitionnistes habitaient la dernière page, le haut du panier étant tenu par des jeunes gens demeurant partout dans le monde, pratiquants exubérants ou sages, organisés ou indépendants, évoluant au fur et à mesure que l’on sondait les pages vers des pratiques locales, crues, désinhibées. Voir ou être vu, le mode opératoire est simple. Pour les professionnels, il s’agit de réunir derrière sa webcam un maximum de voyeurs qui tips avec des jetons pour déclencher ou encourager les frasques des broadcasters. Le montant des tips dénude, fesse, caresse, embrasse, branle ou pénètre le destinataire solo ou coordonné avec son ou sa partenaire. Ils sont également connectés à des jouets high-tech qui vibrent plus ou moins fort, plus ou moins longtemps, en fonction bien entendu du montant, dans l’orifice choisi. Les pages de présentations rappellent la grande époque de MySpace et racontent leurs auteurs. En ouvrant plusieurs fenêtres, on peut entendre jouir en Colombien à quatre voix, tout en écoutant une Américaine peroxydée jouer du ukulele, une Japonaise donner de la voix sur son jouet rose connecté tandis qu’un couple ukrainien joue à Mario Kart.

J’avais enfin un monde sous les yeux, un monde codé, peuplé d’Autruches, de barbecue, de canapé miteux, de sommiers rebondis, de papier peint tour Eiffel ou de planches de skateboard de hipsters du Minnesota. J’ai vu des Chiliens alektotophiles, des Roumains xylophiles, des gays fumants, des couples en lapin qui découpaient leurs jeans à la demande, des godes multicolores, des licornes, des pervers percés, des traders se masturbant en Rolex, un cycliste Australien se suçant lui-même, des Russes fans de Jean-Claude Vandam et une Canadienne qui adorait se peigner longtemps. Le tout dans un décor aménagé, mais bien réel. J’ai regardé attentivement. Toujours à travers un Leica pour conserver l’acte photographique. J’ai photographiais le cadre de l’écran, net, ou bien je me suis rapproché à loisir pour rentrer dans la chair et faire apparaître l’anonymat. J’ai enregistré des heures de rush. J’ai compilé des biographies et archivé des timeline de jouissance corrélées à des tentatives de karaoké pour anglaise fan de folk. J’ai compilé des climax orgasmiques et l’ennui le plus glaçant, j’ai essayé de parler du Monde entier sans bouger de mon petit écran."

 
 
 
 
 
 

96 Months

Texte de Julien Mignot lu par Jeanne Balibar pour l'exposition 96 Months.

"Après le temps de repos nécessaire à l’argentique, j’ai décidé d’éditer tous les mois les images classées “divers“ sur mon ordinateur. Ces images sont inutiles. Ce sont pourtant celles qui sont le plus proches de moi, puisqu’elles constituent les archives singulières d’un point de vue unique, mouvant à chaque instant.
La démarche est intéressée. Il ne s’agit pas de dire « voilà ce que j’ai vu » ou « voilà ce que j’ai vécu », il s’agit d’observer ce qu’il reste d’un instant unique que nous n’avons pas partagé, si proches ou si loin que nous sommes. Ce qui compte dans chaque image c’est ce qu’elle évoque pour celui qui la regarde. C’est cette petite histoire personnelle qui m’intéresse. Chacune d’entre elles est unique puisqu’elle fait appel à l’imaginaire du spectateur confronté à une hypothèse du réel attrapée au vol.
Voyez ce que je n’ai sans doute jamais vu, ce que j’ai cru voir et que vous verrez sans doute, ce que je ne verrai jamais et qui sera pourtant comme une évidence à vos yeux.
Pendant 8 ans j’ai posté chaque mois une série de photo, une playlist et un texte. C’était une sorte de journal intime. Une façon de dire, patience, je cherche encore. C’était déjà une interaction avec la musique et l’écriture. Nous avons finalement retenu une image par mois et 96 minutes de texte lu, les images portent le titre de morceaux de musique.